Le jeton, témoin de l’histoire

Par Sara Bracci

[Cet article a été publié en tête du catalogue de notre Vente sur Offres 13 d’octobre 2010 – version PDF ici]

Méconnu, souvent sous-estimé, le jeton est pourtant un document historique absolument remarquable. Miroir fidèle des siècles passés, cet objet est aussi riche et complexe qu’une monnaie et ses origines sont tout aussi intéressantes.

Déjà au temps des Romains, des jetons étaient fabriqués. Il s’agissait de tessères coulées, en plomb ou en bronze, à l’usage varié : des jetons d’identité permettant aux citoyens de participer à une distribution régulière de blé (tesserae frumentariae) ou d’argent (tesserae nummariae) ; des jetons d’entrée pour les spectacles publics (théâtre, combats de gladiateurs, jeux du cirque, courses) ; des bons de loterie en bois lancés à la foule durant les jeux (tesserae missiles), etc.
Au-delà de leur spécificité, ces jetons avaient en commun le fait de participer à la propagande politique impériale. Cela dit, une catégorie un peu singulière de jetons romains est aussi à noter : on les appelle les « tessères spintriennes » et leur particularité était de figurer des scènes érotiques donnant droit au peuple de se rendre dans les lupanaria, les maisons closes impériales.

Lors de son apparition en France, au Moyen Âge, le jeton était utilisé en tant qu’instrument de calcul. En effet, malgré leur introduction en Europe au XIIIe siècle, les chiffres arabes ne seront utilisés qu’au cours du XVIe siècle. Il était alors de coutume de jeter des pièces en cuivre ou en laiton (d’où le terme « jeton ») sur une tablette spéciale, dite abaque, divisée en lignes horizontales et verticales (voir ci-contre, agrandissement du lot 2063). Passant d’une colonne à l’autre de cet échiquier, les jetons prenaient ainsi des valeurs nouvelles (cf lot 2816 « qui bien iettera le compt trovra »). Il est surprenant de constater le nombre de termes issus de cette opération : le mot « comptoir » était en effet la table où l’on posait l’échiquier et le « bureau » vient du tissu de bure qui recouvrait le comptoir avant de calculer. Ce système de compte s’enseignait à l’école, comme nous témoigne ce règlement provenant d’un manuscrit de 1697 : « Article X : on apprendra aux élèves à jeter à la plume et aux jetons ».

Les premiers jetons remontent au temps de Louis IX, dit Saint-Louis (1226-1270). Les rois et les seigneurs en faisaient frapper pour les comptes de leurs domaines ou de leur maison, alors que le peuple utilisait des types dits «banaux», vendus par bourse de 50 ou de 100. Les jetons avaient tendance à imiter les monnaies contemporaines et plusieurs faussaires les revêtaient d’une couche d’argent ou d’or. Aussi, pour éviter tout abus, des avertissements furent écrits tels que : « Je ne suis pas un vrai agnel d’or, je suis de laiton ». C’est de là que provient l’expression populaire « faux comme un jeton ». Les types que l’on trouve le plus souvent au Moyen Âge sont la croix, les armoiries et d’autres symboles héraldiques, des types de monnaies (agnel, masse, couronne etc.), des animaux, le monogramme du Christ ou de la Vierge…
                  
[ci-dessus les lots 2027, 2030, 2035 ,2039]

À la Renaissance apparaissent les premiers portraits : l’archiduc Maximilien d’Autriche (à gauche, lot 2842) et son fils Philippe le Beau (à droite, lot 2843). C’est à partir de cette période que le jeton devient une marque de présence, un objet de gratification, surtout lors du nouvel an : rois, clergé, grandes familles nobles, fonctionnaires, administrations… Ainsi, les armoiries, les personnages des scènes de la vie courante ou des grands faits contemporains y étaient figurés à titre de propagande et d’autocélébration. Les types sont si variés que leur nombre dépasse sans doute quinze mille.

Proche de la médaille commémorative, le jeton peut être considéré comme un témoin de l’histoire. Divers jetons reprennent des types de l’empire romain : Charles Quint se fait représenter comme un empereur romain, allant jusqu’à l’adoption de la légende IMP. CAES. CARO. QVINTVS. AVGVSTVS (cf. lot 2818), alors que sous Henri IV, le Conseil du Roi frappe un jeton illustrant le Temple de Janus fermé (cf. lot 2079). En 1806, sur les jetons de l’Académie de Lyon, on retrouve l’Ara Lugdunensis, l’autel consacré aux 60 peuples de Gaule qui figure sur des monnaies de bronze d’Auguste et de Tibère (cf. lot 2664). Il s’agit évidemment d’une façon de se relier aux gloires de l’Antiquité, aussi bien au XVIe siècle qu’au XIXe siècle.

Dans le même sillage, exception faite pour quelques exemplaires en français et quelques devises grecques (cf. lot 2338), la langue utilisée était toujours le latin. Les jetons du Moyen Âge se caractérisaient par la présence de conseils, d’invocations religieuses, de proverbes et d’anagrammes : par exemple, « nul bien sans paine », proverbe qui se trouve sur un jeton de Charles Quint (cf. lot 2817), ainsi que « le nom de lis ami », anagramme de l’archevêque Simon de Maillé (cf. lot 2469).

Au fil du temps, la sentence et le type, toujours liés par un strict rapport logique, sont choisis avec de plus en plus de soin. Un rôle très important était joué par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres : ses archives et ses registres sont fort intéressants car ils témoignent du grand travail de recherche et de détail.

Les meilleurs savants et latinistes offrirent leur collaboration. Ainsi, ils utilisèrent des vers de Virgile, d’Horace, d’Ovide, mais aussi de Rabelais. Certains personnages refusaient parfois les projets de l’Académie : il arrivait alors que les types ne soient pas dans une harmonie parfaite avec les légendes. La même sentence au revers pouvait aussi être adoptée par plusieurs personnages.

En ce qui concerne le métal utilisé, du cuivre et du laiton, on passa progressivement à l’argent et même à l’or, selon l’importance du commanditaire. Sous Louis XIV, le cuivre rouge est adopté en même temps que le bronze. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, nous avons des jetons réalisés en utilisant deux sortes de cuivre : jaune au centre et rouge autour. Une opération technique difficile qui explique la rareté de ce genre de jeton. [Mise à jour : ces jetons bimétalliques ont récemment fait l’objet d’un article de S. Sombart que vous pouvez retrouver ici]

 

 

Ci-contre, lots 2204 et 2205

 

 

 

Les jetons d’argent antérieurs à 1600 sont très rares. On les retrouve ensuite non seulement à la cour de France mais aussi à celles des ducs de Bourgogne, de Bourbon, de Bretagne, d’Anjou…

 

 

 

Ci-dessus, lots 2394, 2425, 2471, 2472, 2704, 27172725

La plupart des jetons ont été frappés à Paris : en effet, suite à la fondation de la Monnaie des médailles, une situation de monopole se créa dans le royaume. En dehors, on trouve aussi des frappes à Nancy et à Nuremberg. Pour ce dernier atelier, il s’agit de jetons banaux, souvent incorrects, dont le latin présente beaucoup de barbarisme (cf. lot 2048). A ce propos, en 1672, la Cour des Monnaies défendit la fabrication de jetons ailleurs qu’au balancier du Louvre.

Souvent on instituait des concours pour choisir les graveurs responsables du portrait du Roi : en 1715 ce concours a été gagné par Le Blanc et Duvivier. Des cas de refrappe sont attestés, surtout pour des jetons d’administration et de personnages. Aussi, certains jetons furent utilisés pour les jeux, par exemple le whist.

Au cours du XIXe siècle, au début de l’ère industrielle, le jeton perd sa fonction de prestige et de propagande politique pour devenir une rémunération. En fait, lors des réunions du conseil d’administration des premières sociétés de capitaux (notaires, assurances, chambres de commerce, etc.) on remettait aux membres présents un jeton qui leur donnait droit à une indemnité (cf. lot 2801 ci-contre). Il est curieux de constater à cette époque la diffusion de jetons qui, comme au temps des spintriennes romaines, donnaient accès aux maisons closes.

Dans ce catalogue, nous avons notamment utilisé comme référence : 1) Pour le Moyen Âge : Lt/Ro. = TOUR (H. DE LA), Catalogue de la collection Rouyer, volume I, Jetons et méreaux du Moyen-Âge, Paris, 1899 ; 2) Pour l’Ancien Regime : F. = FEUARDENT (F.), Jetons et méraux depuis Louis IX jusqu’à la fin du Consulat de Bonaparte, Paris-Londres, 3 volumes, 1904-1915. Ce dernier a établi un classement rigoureux dont vous trouverez les grandes catégories dans le catalogue : les Administrations ; Paris, les métiers et les administrations de la capitale ; les provinces et les villes ; Rois et Reines de France ; les jetons hors du royaume.

Instrument de calcul au Moyen Âge, signe de distinction sociale et de pouvoir politique tout au long de la Renaissance et de l’Ancien Régime, indemnité de présence au XIXe siècle : l’évolution du jeton se reflète au cours de l’Histoire. Le souci du détail, la précision du dessin, le soin de la conception générale font de cet objet un superbe exemple de l’art français. Ainsi, nous espérons que ce catalogue puisse être une agréable découverte pour tous ceux qui ne connaissaient pas encore ce monde fascinant.

 

Note : aucun des jetons de cet article n’est reproduit à sa taille réelle.