Les jetons-monnaies chinois en bambou de la région de Suzhou (Jiangsu)

[ZOOM sur le lot 915 de notre Vente sur Offres iNumis 51 du 9 mars 2021]

Le lot 915 de la Vente sur Offres iNumis 51 est un bel et curieux ensemble de 30 jetons-monnaies en bambou du début du XXe siècle. Utilisés en Chine comme monnaie depuis l’antiquité, leur forme allongée serait même à l’origine de la traditionnelle écriture verticale lue de haut en bas.

  Leur origine

Ce type de jetons a connu une véritable renaissance entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, principalement dans la province de Jiangsu et particulièrement dans la région de Suzhou-Wuxi qui, à la fin de l’époque Qing[1], était connue pour ses manufactures en bois et en bambou, pour ses orfèvreries et bijouteries ainsi que pour ses sculpteurs de jade.

La production et l’utilisation de ces jetons dans cette partie du pays a été tellement intense et régulière que les numismates de Suzhou ont pu collecter et classifier au moins cinquante types de jetons en bambou émis approximativement par trente maisons de commerce et marchands des régions de Suzhou, Xushuguan (actuelle Xuguanzhen), Baoxingzhen, Guangfuzhen, Luxuzhen et dans les environs de Shanghai, comme Zhangjianzha ou Chuanshaxuian.

La production de ces monnaies de nécessité découla de la crise politique et économique que le pays a traversé au tournant du XXe siècle, une crise causée par la perte d’autorité de la dynastie Qing d’abord puis par les turbulents débuts de la République ensuite : ces événements occasionnèrent une diminution de la production gouvernementale de monnaie, une augmentation des faux et, de fait, une perte de confiance de la population envers sa monnaie.

Ajoutons à cela le poids du dogme confucéen qui voulait que la fabrication de la monnaie ne devait pas être monopole d’état, il devient alors évident que ce système monétaire basé sur des monnaies de nécessité ait pu s’imposer et durer jusqu’à la moitié du XXe siècle.

En 1877, au début de l’ère Guang Xü[2], pour pallier les défaillances des institutions, des banques privées et de nombreux commerçants de tous genres (maisons de commerce, officines de changeurs, guildes et unions de commerçants, maisons de jeu, de thé et même des maisons closes) se mirent donc à émettre des monnaies de nécessité ayant forme de plaquettes en bambou.

Appelées « jetons de compte en bambou », « jetons en bambou » ou encore « argent en bambou », elles étaient à l’origine destinées aux échanges entre les fournisseurs et leurs clients, reflétait alors parfaitement la culture chinoise pour laquelle la fonction primaire de la monnaie est de faciliter les échanges commerciaux.

Cette monnaie devait circuler et n’avait pas pour vocation à être thésaurisée, dimension évidente au vu du choix d’un matériau à très faible valeur intrinsèque pour les fabriquer, comme le bambou, très commun, surtout dans ces régions si chaudes et humides. Elle matérialisait les relations entre les acteurs commerciaux, basées sur la confiance, d’autant plus qu’à ces jetons ne correspondait pas une contrepartie fiduciaire : ils pouvaient circuler et passer de main en main sans être rachetés pendant de longues périodes.

Leur fabrication

Le bambou provenait des régions de Zhejiang et Anwei.

Une fois la couche superficielle du bambou ôtée, le bois était généralement coupé en morceau de 90 mm de longueur pour 12 mm de largeur et 6 mm d’épaisseur.

En tête du bâtonnet on perçait un trou de 8 mm : les jetons étaient conçus pour être attachés avec une ficelle, ce qui en facilitait le transport et le calcul. Une ficelle pouvait contenir jusqu’à 1 000 cash coins.

Avec des outils en métal, les bâtonnets étaient sculptés et gravés afin de porter les informations suivantes : dénomination, année d’émission, nom de l’émetteur.

Un numéro de série pouvait être ajouté à l’encre, parfois en chiffres arabes.

Les bâtonnets étaient enfin laqués pour en améliorer l’aspect et la résistance.

La présence d’une coloration, rouge ou jaune, à une des extrémités des jetons n’a pas encore trouvé une explication définitive : certains pensent que cela indiquait que le jeton avait été annulé.

Quelques subtilités d’échanges…

Comme déjà précisé, le rôle principal des jetons en bambou était de faciliter les échanges commerciaux, c’est pourquoi ils n’étaient pas rachetés à chaque passage de main.

Il est intéressant de noter que sur certains jetons apparaît, en plus de leur valeur (200 cash coins, par exemple), une indication relative à la valeur des monnaies contre lesquelles ils étaient censés être rachetés (10 cash coins, par exemple). Cela veut dire que, au moment du rachat, un jeton comportant les deux mentions (valeur 200 cash coins et valeur de rachat 10 cash coins), devait être converti exclusivement en 10 pièces de 10 cash coins (et ne pouvait pas être converti en 200 pièces de 1 cash coin).

Cette « complication » s’explique par le fait que les pièces de 10 cash coins étaient à peine plus grandes (et donc à peine plus lourdes, à métal équivalent) que les pièces de 1 cash coin. Donc, en termes de valeur métallique intrinsèque, 20 pièces de 10 cash coins valaient moins que 200 pièces de 1 cash coin. Au moment du rachat, ces jetons avec double mention généraient donc un profit au bénéfice de l’émetteur, puisque la valeur nominale émise (200 cash coins, dans notre exemple), était plus importante que celle réellement rachetée (en termes de valeur métallique).

Tous les atouts du point de vue de la praticité, de la cohérence avec la culture du pays, des avantages économiques et spéculatifs, de ces jetons en bambou, expliquent leur succès et leur importante diffusion dans l’espace et dans le temps : leur usage, au début limité aux bourgs d’appartenance des entités émettrice, s’élargît rapidement aux bourgs et aux régions voisines et se perpétua durablement dans le temps.

L’aval et l’autorisation d’une émission privée de monnaie de nécessité de la part des autorités locales, en 1895, est le signe de l’indiscutable victoire de l’économie réelle et du terrain sur l’édifice branlant et inconsistant des institutions étatiques.

 

Bibliographie

Ouvrage : François Thierry, Sur les monnaies de bambou de la région de Suzhou (Jiangsu), BSFN, 49, 1994, p.932-935

Site internet : Bamboo tallies, https://primaltrek.com/bamboo.html

 

Informations compilées et article rédigé par Monica MELE

 

[1] Dynastie Qing : 1644-1911.

[2] Empereur de la dynastie Qing de 1875 à 1908.