Le monnayage de Louis XIV et ses collectionneurs

Par Christian Charlet

 

Introduction

            Bien qu’un éminent numismate, Ernest Gariel, connu pour sa remarquable collection vendue en 1885 ainsi que par ses travaux sur les monnaies mérovingiennes et carolingiennes, ait déclaré que la numismatique française n’avait pas d’intérêt à partir du règne de Louis XIII, les collectionneurs du XXe siècle et d’aujourd’hui sont souvent passionnés par les monnaies de Louis XIV.

A quoi tient cet engouement ?

            L’extraordinaire longévité du règne de Louis XIV, 72 ans c’est-à-dire presque trois-quarts de siècle, a favorisé cette étonnante variété que l’on retrouve dans les nombreux portraits différents, dans les types variés du fait des réformations, dans la création de nouvelles espèces s’ajoutant aux espèces précédentes conservées, dans les traductions monétaires des nombreuses conquêtes territoriales du Roi-Soleil ainsi que des difficultés de la fin du règne conduisant à la fabrication d’espèces de nécessité par des généraux de la guerre de Succession d’Espagne, sans oublier les premières monnaies coloniales. Le règne de Louis XIV c’est tout cela, y compris des monnaies spécifiques pour régler une difficulté temporaire, une meilleure assimilation de territoire conquis ou encore une monnaie privée pour cause de foire commerciale. Dans cet inventaire à la Prévert des monnaies de Louis XIV, le collectionneur doit pouvoir trouver son bonheur car il n’a que l’embarras du choix. Un critère ne trompe pas : aucune collection publique, ni le Cabinet des Médailles à Paris, ni le Musée de la Monnaie de Paris, ni la Banque de France qui possède une belle collection, n’ont réussi à rassembler une collection complète des monnaies de Louis XIV. Et même en additionnant les trois collections on n’y arrive pas, les manques restent nombreux.

            C’est que, sans même s’arrêter à des variétés, les espèces de portraits et de types différents sous Louis XIV sont très nombreuses. Les rassembler toutes, hors variétés, dans une collection de référence exige un effort continu sur plusieurs dizaines d’années. Un tel effort retint l’attention de certains conservateurs tels que Chabouillet au XIXe siècle ou Adolphe Dieudonné et Jean Lafaurie au XXe, cet effort n’étant plus poursuivi depuis le départ de J. Lafaurie du Cabinet des médailles en 1975. Néanmoins, la collection de monnaies de Louis XIV du Cabinet des médailles est considérable et, si l’on y ajoute les collections de la Monnaie de Paris et de la Banque de France, on s’approche de l’exhaustivité relative.

            Aucun collectionneur privé, même les plus grands, n’a pu réunir une collection complète des monnaies de Louis XIV, ce qui ne doit pas surprendre.

 

Plusieurs caractéristiques du monnayage du Roi Soleil peuvent expliquer l’intérêt ininterrompu des collectionneurs depuis deux siècles…

A. La grande variété des portraits (1643-1713) ;

            Le premier est gravé par Jean Warin, Louis XIV ayant alors 5 ans (1643). En 1646, lors de la généralisation de la frappe mécanique qui remplace la fabrication au marteau, Warin crée un deuxième portrait dit « à la mèche longue », remplaçant le premier dit « à la mèche courte ». Ces deux portraits se retrouvent à la fois sur des espèces d’or, des espèces d’argent et des espèces de cuivre (liard non mis en circulation, denier tournois).

            En 1653, le roi est couronné ce qui donne lieu à la frappe de jetons au buste couronné. Cette composition est conservée pour la fabrication des liards de cuivre (1654-1658).

            En 1655-1656, Fouquet et Colbert créent deux nouvelles espèces, le lis d’or et le lis d’argent, le premier sans le portrait du roi. Pour le second, Warin grave un nouveau portrait, qui est donc le quatrième. Deux ans plus tard, en 1658, lors de la réouverture de la Monnaie de Bourges, Dufour (l’assistant de Warin et graveur particulier de la Monnaie de Paris) crée un cinquième portrait, inspiré de celui du lis. Ce portrait, spécifique à l’atelier de Bourges, n’existe que sur des pièces de 30 sols (demi-écu).

            L’année suivante 1659, alors que beaucoup d’ateliers frappent encore les espèces au portrait dit « à la mèche longue », les premières monnaies au buste dit « juvénile » font leur apparition dans plusieurs ateliers. A Paris même, la pièce de 5 sols ou douzième d’écu est frappé au buste juvénile dès 1658. C’est le sixième portrait que l’on trouve sur les monnaies d’or et sur les monnaies d’argent. Sur les monnaies d’or, le buste juvénile est d’abord lauré puis à la tête nue à partir de 1668 à Paris ; le Béarn fait exception avec un portait lauré et drapé, spécifique à l’atelier de Pau. Sur les monnaies d’argent, le portrait au buste juvénile présente de nombreuses variétés. A partir de 1665, la cuirasse du roi s’orne d’une figurine et, à partir de 1671 à Paris, une nouvelle expression de la « juvénilité » du roi apparaît : en 1670, lors de la gravure des pièces de 15 et 5 sols pour le Canada, Warin a introduit une moustache sur le visage du roi.

            La déclaration de guerre de Louis XIV aux Provinces-Unies de Hollande en avril 1672 incite Warin à changer le portrait de Louise XIV sur les monnaies d’argent. Depuis 1667-1668, il a créé des jetons sur lesquels il a fait apparaître un Louis XIV en costume guerrier de son époque, substitué au vêtement romain qu’il portait depuis 1643. C’est le portrait dit « à la cravate », Louis XIV portant, comme ses généraux, une petite cravate sortant de son armure. Ce portrait est adopté à Paris dès 1672, à Bayonne et à Rennes en 1673 : dans un premier temps il ne concerne que les écus d’argent.

            C’est ainsi que l’on a encore en 1674 à Paris des quarts d’écu au buste juvénile, de même à Rennes jusqu’en 1679 pour les quarts et 1680 pour les demi-écus. Mieux : Rennes qui frappe l’écu à la cravate en 1673 revient à l’écu juvénile en 1676 ! Les graveurs bénéficiaient alors d’une grande liberté en matière de portraits dès lors qu’ils respectaient le poids, le titre, le remède des espèces ainsi que l’apposition des légendes et des différents.

            Un portrait de Louis XIV, inspiré de celui de l’écu à la cravate, mais en « costume » civil, apparaît sur les petites monnaies de 4 et 2 sols d’argent créées par Colbert en 1674.

            Après la paix de Nimègue (1678-1679), Colbert veut éliminer du royaume les monnaies étrangères qui y circulent sans vergogne. Il ordonne ainsi une fabrication massive d’espèces royales, favorisée par la réouverture de plusieurs ateliers monétaires fermés depuis 1662. Le portrait au jabot est alors généralisé sur les espèces de la série à l’écu d’argent tandis que, pour les monnaies d’or, un nouveau portrait dit « à la tête virile » remplace le portrait dit « juvénile à la tête nue ».

            En 1682 François Warin, qui avait succédé en 1672 à son père décédé, est remplacé comme graveur général par Joseph Roëttiers. Ce dernier, suite à la réalisation d’un chef-d’œuvre qui existe en essai monétaire, modifie l’écu dit « à la cravate » en remplaçant la petite cravate par un jabot de cour, mal assorti à la cuirasse. L’écu dit « au jabot » est alors frappé à Paris, à Rennes, à Lyon (en demi-écu) ; Roëttiers y a développé une grande perruque que le Roi-Soleil ne quittera plus sur ses émissions ultérieures.

            Sans doute parce qu’il s’est rendu compte de sa bévue vestimentaire avec l’écu dit « au jabot », Roëttiers crée dès 1684 à Paris un nouveau portrait avec la grande perruque développée à son maximum : c’est l’écu dit « blanc », drapé à l’antique car Roëttiers a abandonné la cuirasse, et à la grande perruque.

            En décembre 1689, le nouveau « ministre » des finances Pontchartrain fait décider par Louis XIV la réformation des espèces. Quatre réformations auront lieu : 1689-1690, 1693, 1701 et 1704. A chacune de celles-ci le motif des espèces sera changé (voir plus loin), tandis que les portraits évolueront : buste drapé à l’antique pour les espèces d’argent de la 1ère réformation, buste cuirassé pour les mêmes espèces lors de la 2e et 3e réformation avec néanmoins création, à Paris en 1704 et à Nantes en 1708, d’un nouveau buste, lauré et drapé. Sur les espèces d’or, où n’est représentée que la tête du roi, on constate imperceptiblement, d’une réformation, le vieillissement du portrait du Roi-Soleil.

            On retrouve cette alternance de buste drapé et buste cuirassé sur les petites espèces d’argent : 4 sols, 5 sols, 10 sols, 11 sols de Strasbourg, 20 sols (1693-1707).

            En avril-mai 1709, une refonte générale des monnaies d’or et d’argent est ordonné. Des nouveaux portraits sont gravés, tant pour l’or que l’argent, le portrait de l’écu d’argent ayant déjà été expérimenté sur la série précédente à Paris en 1708-1709 et à Bayonne en 1709. Louis XIV a alors 71 ans. Malgré le talent de l’artiste Roëttiers, le Roi-Soleil, en habit cuirassé, accuse son âge : son beau portrait paraît « momifié ». On retrouve ce portrait, avec un buste drapé, sur un liard de cuivre spécifique à Lille frappé en 1713 après le retour de Lille à la Flandre grâce à la paix d’Utrecht : Louis XIV est âgé de 75 ans, c’est son dernier portrait monétaire.

B. L’utilisation de très nombreux motifs (1643-1709) ;

            Le motif, c’est le type de chaque pièce. Moins nombreux que les portraits, on en compte néanmoins plusieurs pour le règne de Louis XIV.

            D’abord un motif unique pour l’or, à savoir huit L couronnés disposés en croix et un motif unique pour l’argent, l’écu aux armes du roi de France. Ces deux motifs ont été créés par Louis XIII, en 1640 pour l’or et en 1641 pour l’argent. Ils demeurent inchangés jusqu’à la première réformation de décembre 1689.

            Rappelons pour mémoire les motifs des anciennes espèces au marteau, remplacées en 1640-1641 par le louis d’or et l’écu d’argent mais qui subsistent jusqu’en 1650 pour l’argent et 1655 pour l’or.

            Notons aussi les motifs particuliers du lis d’or et du lis d’argent, créés en 1655 mais rapidement abandonnés.

            Les pièces de billon ont pour motifs l’écu de France d’un côté, une croix de l’autre et les pièces de cuivre l’indication de leur valeur (denier tournois, liard de France) avec le portrait du roi sur l’autre face.

            Les quatre réformations entraînent chacune un changement des motifs. A la 1ère il y a alternance entre l’or et l’argent, les huit L de l’or étant transposés sur les espèces d’argent et l’écu de France des espèces d’argent sur celles d’or. A la 2e, les espèces d’or retrouvent un motif aux L (quatre L) et les espèces d’argent l’écu aux armes de France toutefois rond et entouré de palmes. A la 3e, les espèces montrent un ensemble composé de huit L et d’insignes, celle d’argent un écu encore rond accosté des insignes de la royauté remplaçant les palmes. A la 4e, les espèces d’or gardent seulement les insignes, tandis que celles d’argent associent le retour des huit L avec les armes de France inscrites dans un cercle au centre de la croix.

            Enfin, lors de la grande refonte de 1709, les motifs sont encore changés : pour l’or, on en revient aux huit L en croix avec un soleil au centre tandis que les espèces d’argent montrent un motif aux trois couronnes. Remarquons aussi les motifs des espèces de billon et de cuivre : la croix des mousquetaires pour les pièces de billon de 30 deniers (puis 15 deniers) et la disposition de trois doubles L pour les pièces de 6 deniers de cuivre.

            Les espèces particulières de Strasbourg ont chacune un motif spécifique, d’abord aux lis puis sous la forme d’un écu rectangulaire.

            On notera également les motifs spécifiques à la Flandre (1685-1705) avec un type particulier pour les pièces de la 4e réformation (1704-1705) qui s’inspire de celui de la 1ère fabrication (1685-1689) avec rajout des insignes.

C. L’utilisation d’emblèmes provinciaux et l’existence d’espèces provinciales ;

            Lors de leur rattachement au Royaume de France, certaines provinces ont conservé le droit de faire apparaître leurs armes ou leurs emblèmes sur les monnaies du roi : les armes et la vache de Navarre-Béarn, les mouchetures d’hermine pour la Bretagne ou le dauphin pour le Dauphiné. Il faut attendre les dernières années du règne du Roi-Soleil pour voir disparaître les armes de Navarre-Béarn ainsi que celles du Dauphiné ; la vache, emblème du Béarn, restera néanmoins sur les monnaies frappées à Pau, en guise de différent, jusqu’à la Révolution.

            En 1685 sont créées des espèces provinciales, spécifiques à la Flandre et à Strasbourg. Les premières montrent les armes de Bourgogne, les secondes le lis strasbourgeois. Ces monnaies n’ont cours que dans la (les) province(s) en cause, restant interdites dans le reste du Royaume. En 1709, le lis disparaît à Strasbourg, la qualité spécifique des espèces strasbourgeoises étant signifiée dans la légende (MONETA NOVA ARGENTINENSIS).

D. … d’espèces locales ;

            En 1644, le duc de Cardone, vice-roi de Catalogne (occupée) au nom de Louis XIV, autorise la ville de Perpignan à frapper des monnaies locales conformes à ses espèces antérieures. On y ajoutera seulement un lis. La fabrication durera jusqu’en 1651.

            De 1648 à 1662, malgré son rattachement définitif à la France, la ville de Metz continuera à frapper ses espèces municipales, en or et en argent, avec l’assentiment du roi.

            En 1655 et 1656, trois ordonnances de Louis XIV prescrivent la fabrication à Lyon de petits liards de billon spécifiques à circulation limitée à la ville de Lyon, au lyonnais et aux provinces voisines exclusivement. Ces liards royaux étaient destinés à éliminer les liards seigneuriaux de Dombes, Orange et Avignon qui circulaient indûment dans le royaume.

            En 1711, Louis XIV fait frapper à Metz, exclusivement, une espèce spécifique de XV deniers réservée à la circulation dans les Trois-Evêchés et la Sarre, afin d’éliminer les pièces lorraines de XV deniers qui y circulaient illégalement.

E. … et de pièces obsidionales et de nécessité ;

(cf. l’ouvrage de Duby de 1790)

            Les difficultés de la guerre de Succession d’Espagne obligent les généraux de Louis XIV qui commandent des places fortes assiégées à battre monnaie en débitant en morceaux monétaires leur vaisselle d’argent ou en fondant de l’argenterie d’église ou encore des canons hors d’usage. Ainsi, les généraux de Mélac à Landau (1702), de Surville à Tournai (1709), de Goesbriand à Aire sur la Lys, ainsi que le maréchal de Boufflers à Lille (1708) fabriquent de telles pièces dans leurs villes assiégées, d’où le nom d’obsidionales (obsidio en latin = siège). A l’inverse, le maréchal de Turenne fait frapper en 1657 des pièces de nécessité dans sa vaisselle d’argent lorsqu’il assiège Saint-Venant.

            Exceptionnellement, il y a aussi des pièces de nécessité à caractère commercial frappées en temps de paix. En 1682 le pharmacien et parfumeur Fargeon, qui est le plus gros commerçant de Montpellier, fait fabriquer clandestinement dans la Monnaie de Montpellier, où il a des accointances familiales, des pièces de nécessité de 30 et 15 sols avec le portrait de Louis XIV au buste juvénile.

F. L’existence d’émissions à l’étranger ;

            De 1643 à 1646 des monnaies sont frappées au nom et à l’effigie de Louis XIV par des villes espagnoles de Catalogne soulevées contre le roi d’Espagne Philippe IV : Barcelone, Agramont, Puigcerda, Vich… La dernière émission a lieu en 1652 à Barcelone sous la forme d’une pièce obsidionale d’argent de X réaux frappée pendant le siège de la ville.

            En 1689, le marquis d’Uxelles, commandant militaire dans la ville de Mayence assiégée par les Impériaux, fait frapper des monnaies municipales obsidionales montrant le monogramme couronné de Louis XIV.

            En 1704-1705, pendant l’occupation du duché de Modène, l’armée française fait frapper dans le système local des monnaies de billon au nom et à l’effigie de Louis XIV.

G. La variété des ateliers monétaires en fonctionnement ;

            Si certains ateliers peu nombreux (Paris, Bayonne, Rennes, Aix) sont en activité pendant tout le règne de Louis XIV, d’autres ferment dès 1662 ou même avant et ne rouvriront pas (Arras, Narbonne, Angers, Saint-Lô) tandis que d’autres encore rouvrent en 1679 ou au cours des réformations. Plusieurs ateliers nouveaux sont créés : Reims, Metz (royal), Besançon (royal), Strasbourg (royal), Perpignan, Caen. Des ateliers temporaires plus ou moins proches des ateliers officiels sont créés pour fabriquer des liards de cuivre au buste couronné ainsi que les pièces de 4 sols et 2 sols des traitants. Confisquée au roi d’Espagne lors de la prise de la ville, la Monnaie d’Arras fonctionne pour Louis XIII et Louis XIV de 1641 à 1658 ; la ville ne deviendra française que par Paix des Pyrénées et l’atelier ne rouvrira pas malgré une tentative de réouverture en 1672. Des ateliers nouveaux seront envisagés à Foix, Pignerol (partie du Piémont alors française) et Tournai.

            A la fin du règne de Louis XIV (1709-1712), des installations provisoires seront créées à Dardennes près de Toulon et à Gond (Gond Pontrouvre) près d’Angoulême pour participer à la fabrication des pièces de 6 deniers de cuivre.

H. Enfin, l’existence de nombreux essais, piéforts et « pièces de plaisir », médailles, jetons.

            Nous les mentionnons pour mémoire car la place nous manque pour les citer de même que pour signaler d’autres variétés, secondaires : la présente étude ne concerne que les principales. Les monnaies de Louis XIV sont comme une auberge espagnole : on peut y trouver ce qu’on y cherche. C’est ce qui fait leur charme : on n’en vient jamais à bout, ce qui laisse toujours au collectionneur une réelle chance de compléter progressivement sa collection. La colossale numismatique de Louis XIV est infinie, donc passionnante.