De l’usage de la monnaie à bord des navires (1/2)

Par Florence PRUDHOMME

On pourrait aisément croire que la fonction de la monnaie à bord d’un navire est toujours la même, c’est-à-dire un moyen de paiement emmené par les marins sur leur lieu de travail. Or on s’aperçoit que ce n’est pas toujours le cas et que la monnaie peut avoir au moins trois fonctions différentes : une première religieuse et superstitieuse, en particulier à l’ère antique, une seconde comme cargaison proprement dite (d’or, d’argent ou de bronze) et une troisième fonction comme intermédiaire de paiement transporté dans les poches de l’équipage ou des passagers.

Évoquons d’abord le rôle particulier attribué à la monnaie à bord des navires de l’Antiquité ; protéger, porter chance, éloigner le mauvais sort.

 

La tradition votive

            De nombreux chantiers de fouilles d’archéologie sous-marine ont permis de mettre en lumière une tradition particulièrement présente à bord des navires antiques : celle consistant à placer une monnaie dans l’emplanture du mât. Cet acte symbolique permet de protéger le navire des tempêtes, du naufrage, des mauvaises rencontres en mer et se retrouve essentiellement sur le pourtour méditerranéen.

A ce jour quelques exemples connus de monnaies déposées après la construction du navire lors de la mise en place du mât viennent illustrer cette pratique.

  • Un premier exemple vient de l’épave de Port-Vendres[1]. Connue dès 1929, cette épave est située dans l’anse Gerbal, avant-port de Port-Vendres, par 5 à 6 m de profondeur et lors de sa fouille en 1963, une monnaie à l’effigie de Constantin datée de 313–317, a été retrouvée dans la cavité de l’emplanture du mât. Même si cette monnaie a subi des altérations au niveau des légendes, son identification a été possible grâce l’examen de l’avers et du revers ; le buste lauré et cuirassé de Constantin à droite et à la représentation d’une allégorie masculine debout de face tenant une corne d’abondance, accostée des lettres de l’atelier de Londres (PNL).
  • Autre exemple, celui de l’épave antique de la baie de cavalière[2] dans laquelle trois monnaies de bronze ont été retrouvées au niveau du mât (d’un diamètre de 19/20mm et 16mm pour les deux autres) ainsi que d’autres monnaies lors des fouilles en 1974[3]. Malheureusement la corrosion était telle que l’identification des trois monnaies s’est révélée impossible. Toutefois il est à noter qu’en tout ce sont soixante-huit monnaies de bronze qui ont été retrouvées. La majorité appartient à la deuxième moitié du IVe siècle, les plus récentes datant de la décennie 383-392. Ces Monnaies de bronze de Marseille ou du royaume numide constituent la plus grande partie des monnaies retrouvées[4]. Pour Marseille il s’agit majoritairement de chalque[5] à l’effigie du taureau. Quant aux quelques monnaies numides essentiellement en plomb, elles appartiennent au monnayage des souverains massiles de l’Est, leur date d’émission se situant entre 202 et 88 av. JC.

Il existe d’autres exemples d’épaves antiques dans lesquelles la monnaie joue ce même rôle votif. Il serait intéressant de constituer un véritable corpus de ces découvertes afin de pouvoir délimiter des périodes de pratique de cette tradition et surtout réaliser une typologie des monnaies utilisées à ces fins afin d’évaluer la diversité des monnaies en circulation à une époque donnée. Toutefois ce n’est pour l’instant pas le propos et il n’est pas inutile de rappeler que cette pratique semble perdurer de nos jours surtout sur les embarcations méditerranéennes.

Après avoir survolé ce caractère votif de la monnaie (antique), attachons-nous à découvrir la deuxième fonction de la monnaie : le commerce.

 

Des cargaisons à but exclusivement commercial ?

Déjà dès l’Antiquité, le métal fait partie du fret comme le montre l’épave romaine baptisée Port-Vendres II[6], qui contient 14 lingots d’étain pur, le plus lourd pesant un peu moins de 9 kilos[7]. Mais le transport de fonds par voie maritime a surtout connu son apogée lors de l’expansion coloniale espagnole durant laquelle la quête des métaux précieux, or et argent, compte parmi les principales motivations.

Le XVIe siècle

Au XVIe siècle, l’exploitation des mines d’or du nouveau monde provoque un afflux considérable du métal précieux en Europe. De là naît la mise en place d’une administration coloniale espagnole chargée de réglementer le trafic maritime des galions entre le port de Cadix et ce qu’on appelle alors les Indes occidentales : la Casa de Contratacion[8].

Selon les statistiques de la Casa, bien des galions espagnols ont disparu lors de la traversée de l’océan. Le transport de la cargaison subit en effet les aléas de la traversée tels qu’une attaque de pirates, une tempête ou encore une avarie conduisant à des voies d’eau et donc à la perte totale du bâtiment et de son précieux chargement. C’est pourquoi dès qu’une épave de cette période est signalée, elle représente une véritable mine d’informations que ce soit pour comprendre l’évolution du type de métaux transportés mais aussi la quantité ou la qualité. Et à ce titre, l’exemple d’une épave retrouvée au large des grand Bahamas datée vers 1528 et ayant fait l’objet d’une fouille en 1992 est parlant : plus de 200 lingots en tumbaga[9] ont été remontés dont 133 vendus aux enchères[10]. Ces lingots comportent quatre types de marques : le numéro d’enregistrement de l’essayeur ici les initiales BV, la marque de son titre en métal en chiffres romains, le numéro de série et le poinçon officiel avec la légende CAROLVS QVINTVS IMPERATOR pour Charles Quint (poids 5.66 pounds).

Les XVIIe et XVIIIe siècles

En ce qui concerne par contre le XVIIème siècle, on peut s’appuyer sur l’étude poussée de Carmelo Trasseli sur le transport de monnaies et métaux à bord des navires, en particulier vers la Sicile et surtout Palerme[11]. Fait intéressant à citer, outre le rôle habituel de la monnaie pour payer les exportations et surtout les produits en provenance du Levant, il lui assigne trois autres fonctions non commerciales :

  • Le rachat de captifs (dans le cadre des rapts par les pirates contre rançon) ;
  • l’envoi en espèces de la solde des soldats ;
  • une fonction d’ordre fiscale concernant les responsions récoltés pour Malte[12].

Pour faire écho à l’une des fonctions révélées par Carmelo Trasseli, citons le naufrage en 1725, du Chameau qui transportait une importante somme en pièces d’argent pour assurer la paye de l’armée[13]. Navire français construit en 1718 à Brest, le Chameau assure la liaison avec la province française du Québec pendant cinq ans, sous le règne de Louis XV. En 1965 au large de Cap-Breton,(Nouvelle Écosse, Canada), on découvre l’épave du Chameau dans laquelle 316 personnes périrent : on en renfloue 6 958 pièces d’argent, des écus de 8 livres et environ 500 pièces d’or, principalement des Louis d’or et enfin des canons en bronze. Le trésor du Chameau fut dispersé lors d’une Vente publique les 10 et 11 décembre 1971 à New York, permettant ainsi aux numismates du monde entier d’acquérir un morceau d’histoire (voir la couverture du catalogue ci-contre).

Figure 1 : Couverture du catalogue de la vente des 10 et 11 décembre 1971.

D’ailleurs Inumis a proposé une quinzaine de ces monnaies dans ses Ventes sur Offres organisées entre 2007 et 2018. En voici deux exemplaires en or[14] et en argent :

  • Louis XV, écu aux 8 L, 1724 Reims – proposé par iNumis dans la Vente sur Offres 4 de novembre 2007, lot n° 841 (figure 2)
  • Louis XV, louis d’or dit Mirliton, palmes longues, 1725 La Rochelle – proposé par iNumis dans la Vente sur Offres 30 d’octobre 2015, lot n° 640 (figure 3)

 

Figure 2 : Louis XV, écu aux 8 L, 1724 Reims (Vente sur Offres iNumis 4, lot 841).

 

Figure 3 : Louis XV, louis d’or dit Mirliton, palmes longues, 1725 La Rochelle (Vente sur Offres iNumis 30, lot 640).

 

Pour le XVIIIe siècle, prenons l’exemple de l’épave du Slot Ter Hooge, bateau échoué au large de Madère en 1724 et appartenant à la compagnie Hollandaise VOC (Vereenichte Ost-Indische Compagnie). Suite au naufrage et au vu de la valeur de la cargaison, la VOC charge alors un plongeur de remonter la cargaison de lingots d’argent et de monnaies espagnoles et hollandaises qu’elle avait envoyée pour les besoins de ses possessions coloniales de Batavia[15]. Grâce à un ingénieux caisson de plongée de son invention, en forme de tonneau, un plongeur anglais, John Lethbridge, parvient à remonter la quasi-totalité du chargement[16] (voir ci-contre).

En 1974, le dernier coffre de lingots est remonté du Slot Ter Hooge. L’échantillon présenté cette année-là est caractéristique du commerce entre l’Europe et l’océan Indien au XVIIIe siècle : des lingots et des mythiques « pièces de 8 » de la conquête espagnole des Amériques. En tout ce sont 144 lingots d’argent remontés, estampillés d’un poinçon officiel VOC/MZ (Vereenichte Ost-Indische Compagnie, Middelburg Zeeland) et d’une rosette pour un poids de 1955 grammes.

Figure 4 : Schéma du tonneau de Lethbridge aux Archives Nationales de France.

Autre exemple datant du XVIIIe siècle, celui de l’épave de la Jeanne-Elisabeth[17], navire de 200 tonneaux qui a été jeté à la côte de Villeneuve-lès-Maguelone dans la soirée du 14 novembre 1755. Ce bateau d’origine suédoise en direction de Marseille transporte du blé, tabac, vin, cochenille et plus de 24 600 piastres d’argent d’un poids de 27 grammes et 40 mm de diamètre. Au cours de la fouille on découvre qu’une grande partie des pièces, en provenance de Lima, Potosi et Mexico sont datées de 1754. La restauration des monnaies a été confiée à la Bibliothèque Nationale de France où chaque pièce a bénéficié d’un bain à base d’acides et de sels [18] selon le conservateur Jérôme Jambu. Le catalogue des monnaies de la Jeanne Elisabeth vient de paraître aux presses de la BnF[19].

Le XIXe siècle

Enfin entre 1853 et 1857, le SS Central America, chargé d’or, fait la navette entre le Panama et New York[20]. Mais tout s’arrête le 12 septembre 1857, lorsque le navire se retrouve pris dans un ouragan, à environ 260 km des côtes de la Caroline du Nord. Le SS Central America sombre par 2 200 mètres de profondeur, emportant avec lui 477 passagers, 101 membres d’équipage et 13 tonnes d’or. Le naufrage aurait contribué à la panique de 1857, l’un des premiers krachs boursiers aux Etats-Unis. Cet exemple montre que la cargaison principale est bien constituée de l’or trouvé par les pionniers américains en Californie lors de la ruée vers l’or et ce navire était principalement destiné au transport de tels fonds ente New York et le Panama.

 

Conclusion

Trouver des monnaies à bord d’un navire peut recouvrir de multiples réalités le besoin de conjurer le mauvais sort, tradition qui se retrouve lorsqu’on jette une pièce dans la fontaine de Trévise, le besoin de payer les troupes et les rançons, le besoin de commercer et l’obligation de s’acquitter de l’impôt. Il est bien évident qu’en plus de la cargaison, les effets personnels des passagers et notamment l’argent dont ils disposent viennent nous apporter le témoignage d’une troisième fonction : celle de l’échange économique. C’est justement ce que nous allons aborder au cours de notre prochain article à travers l’exemple du Titanic

 

 

Notes :

[1] Chalon Michel, Chevalier Yves, Lassère Jean-Marie. La cavité d’emplanture avec monnaie de l’épave antique de l’anse Gerbal à Port-Vendres. In : Revue archéologique de Narbonnaise, tome 1, 1968, p. 263-269. https://www.persee.fr/doc/ran_0557-7705_1968_num_1_1_895

[2] Charlin Georges, Gassend Jean-Marie, Lequément Robert. L’épave antique de la baie de Cavalière (Le Lavandou, Var). In : Archaeonautica, 2, 1978, p. 9-93.

[3] Voir p. 45.

[4] Berger Philippe. Les monnaies des rois de Numidie. In : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 33ᵉ année, N° 2, 1889, p. 94-95.

[5] Monnaie en bronze.

[6] Pour la distinguer de celle de l’anse Gerbal située au même endroit.

[7] Colls Dali, Domergue Claude, Laubenheimer Fanette, Liou Bernard. Les lingots d’étain de l’épave Port-Vendres II. In : Gallia, tome 33, fascicule 1, 1975, p. 61-94.

[8] Crée à Séville le 20 janvier 1503 puis transférée à Cadix en 1717 et supprimée définitivement en 1790.

[9] Alliage d’or et de cuivre.

[10] Armstrong Douglas Tumbaga Silver for Emperor Charles V of the Holy Roman Empire, 2014, 162 p.

[11] Trasseli Carmelo, Au XVIIe siècle, transports d’argent à destination et à partir de la Sicile. In : Annales. Economies, sociétés, civilisations. 18ᵉ année, N° 5, 1963, p. 883-905.

[12] Redevance due au couvent de l’ordre de Malte par les commanderies.

[13] Le montant total transporté est indiqué dans une lettre du ministre du Marine et se monte à 83 308 livres, 11 sols, 1 denier, dont 27 258 livres, 8 sols, 9 deniers pour les troupes à Québec, d’après une lettre de 1726.

[14] On pense que cet exemplaire proviendrait du trésor du Chameau en raison de la surface corrodée En revanche toutes les monnaies en argent proviennent de ce trésor.

[15] L’actuelle Jakarta.

[16] John Lethbridge (1678-1759) a inventé un tonneau en bois d’une longueur de 2 mètres lui permettant de rester une trentaine de minutes sous l’eau à 15 mètres de profondeur. Voir l’ouvrage sur John Lethbridge de Michael Fardell, 2010, 101 p.

[17] Jaouen Marine, Rieth Éric, Berthaut-Clarac Sébastien, L’épave de la Jeanne-Elisabeth, 1755 : 2008-2016 bilan de huit campagnes de fouille. Archaeonautica, 19, 2017, p. 41-86.

[18] Voir l’article publié dans Ouest-France du 20 mars 2017 en suivant ce lien : https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/960/reader/reader.html#!preferred/1/package/960/pub/961/page/6

[19] http://editions.bnf.fr/trésors-monétaires-xxviii-0

[20] Surnommé le Navire de l’or, il s’agit d’un bateau à vapeur muni de roues à aube. En 1988 un robot sous-marin baptisé Némo récupère une partie de la cargaison. Voir à ce propos l’article du Telegraph du 29 janvier 2015 en suivant ce lien : https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/northamerica/usa/11376701/What-was-the-SS-Central-America-or-Ship-of-Gold-and-why-did-it-sink.html